Quelle politique mettre en oeuvre pour faire reculer la prostitution ?
L’éternel sondage sur les maisons closes ranime une nouvelle fois les conversations de bistrot. Voilà que59 % (1) des Français opinent du bonnet pour les rouvrir, dont 70 % d’hommes (pour 49 % de femmes, quel écart !), mus par un élan de nostalgie pour les tentures rouges et les miroirs sans tain. Les Verts, sans douteinspirés par des projets de bordel écologique, s’illustrent avec un pic à 69 % de voix favorables.
Ce ne serait rien s’ils n’étaient encouragés dans leur réflexe antédiluvien par Chantal Brunel (2) (UMP), qui, en tant que rapporteure générale de l’Observatoire de la parité, ne trouve rien de mieux, pour aider lesfemmes à s’imposer au Parlement, que de commencer par les orienter vers le bordel le plus proche.
Bordel ? Pardon : maison « ouverte ». La maison close a du plomb dans l’aile ? Appelons-la « maison ouverte ». « Ouverte » vous a tout de suite un petit air de liberté, un côté jeune et engageant.
« Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots », disait Jaurès. Partagée entre le vocabulaire fleuri et l’euphémisme, la droite la plus conservatrice a égrené des décennies de fantasmepatriarcal et hygiéniste, nous vantant tour à tour les « cliniques sexuelles » (1970, Claude Peyret, député RPR), et autres « espaces de liberté » (1986, Henri Bouvet, député UDF). Il restait, en 2010, à tenter les« maisons ouvertes », ce que fait Chantal Brunel en proposant que les femmes prostituées se regroupent« comme les experts-comptables ». Elle emboîte ainsi le pas à l’éminent Jacques Médecin (RPR) quiproposait il y a… quarante ans de « regrouper toutes ces dames dans un vaste ensemble immobilier (…) » où elles « pourraient se livrer librement à leur métier en professionnelles organisées ». Belle constance à droite.
Beau combat de femmes, qui plus est ! Michèle Barzach, ministre de la Santé (1990), Françoise dePanafieu, vice-présidente de l’UMP à l’Assemblée (2002), et maintenant Chantal Brunel… Les hommesn’osent plus appeler à la réouverture des bordels, il se trouve désormais des femmes pour prendre le relais.
Une simple incantation donc, et ces lieux d’exploitation, qui ont toujours fait fructifier leur business sur unsavant mélange de paternalisme et d’esclavagisme, vont se muer subitement en havres de bonnesmanières. Plus l’ombre d’un mafieux dans les coulisses, plus de prête-noms pour masquer les relents criminels, plus de violences de tous ordres, mais un paysage pastel, civilisé, le règne enfin réalisé de l’autogestion et de la convivialité. Avantageusement pourvu de sonnettes d’alarme pour appeler au secours,un bordel restant avant tout un bordel. Quel que soit le joli nom qu’on lui donne. Chantal Brunel, dont onsalue par ailleurs le discours critique sur la loi sur le racolage, propose « que soit mise à l’étude la création d’endroits où l’achat de services sexuels soit possible dans des conditions de protection médicale, judiciaire,financière et juridique ». Elle ajoute : « Un patron n’est pas obligatoire. » Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites…
Il faut ne rien connaître à la logique de ces établissements qui brassent des sommes considérables, rien àl’enfermement prostitutionnel qui touche en priorité les personnes les plus vulnérables au plan social, économique, psychologique, culturel, ethnique, pour avancer des idées aussi pétries de naïveté. Qu’en sera-t-il des contrôles médicaux dans les maisons « ouvertes » ? Les clients prostitueurs seront-ils enfin soumis à ces examens que tous les bordels du monde persistent à n’imposer qu’aux femmes ? On voudrait bien voir ça ! Quant aux protections de tous ordres, promises par tous les bordels du monde, elles ont fait la preuvede leur échec patent ; noyées dans la corruption et son indéfectible alliée, la loi du silence. Les personnes prostituées elles-mêmes le savent mieux que personne, et se méfient pour la plupart de ces lieux comme dela peste.
Gare à elles… Car Chantal Brunel parle de « condamner la prostitution à l’extérieur de ces lieux ».Enlevant d’une main la répression qui pèse sur elles, elle la rétablit aussitôt en traquant celles qui refuseront lesmirifiques conditions qu’elle leur propose.
De la bouche de celle qui préside l’Observatoire de la parité, on goûtera l’affirmation de choix de société si progressistes ! Les hommes de ce pays peuvent se friser les moustaches. Avec la bénédiction de l’État et deses représentantes zélées, ils seront assurés de trouver, au supermarché, une femme disponible, à touteheure, oublieuse de son propre plaisir, de son propre désir, mais délicieusement soumise à tous leurscaprices, même aux plus humiliants. Il restera, en toute logique, à ces « consommateurs » reconnus, à se syndiquer, comme aux Pays-Bas, pour voir garanti leur droit à une « prestation » de qualité. Vous avez dit égalité hommes-femmes ? Parité ? Lutte contre les violences ? Régression généralisée, plutôt, dont voilà un signe supplémentaire. Un pas de plus pour réaffirmer le « droit » séculaire, jamais interrogé, que s’arrogent certains hommes d’exercer, en exploitant sexuellement des femmes, le pouvoir de la « virilité ». Un reniement de toutes les luttes contre les violences faites aux femmes dont la prostitution, au nombre desviolences dénoncées par la grande cause 2010, constituela scène la plus brutale avec son lot d’insultes, de mépris, d’agressions, de viols et même de meurtres. Des violences perpétrées en grande partie par les« clients », quel que soit le lieu d’exercice de la prostitution, ce que montrent quantité d’enquêtes, mais ce que nul n’a envie de savoir.
Le même serpent de mer depuis 1946, date de la fermeture des bordels en France ! N’est-il pas temps d’en finir avec un ordre ancien – l’homme qui mate, qui jauge, qui choisit, la femme qui s’exécute –et de construire une politique qui mette tout en oeuvre pour faire reculer la plus réactionnaire institution dumonde ? « Il faut mettre un terme à leur exploitation », dit Chantal Brunel en parlant des prostituées. Nous sommes d’accord ! Et attendons donc de pied ferme le projet qui va sortir du groupe de travail mis en place au ministère de l’Intérieur ce 25 mars.
Pour nous, n’est envisageable qu’une politique ambitieuse de lutte contre le sexisme, contre les violences etpour l’égalité, qui cesse de réprimer les personnes prostituées, lutte réellement contre toutes les formes deproxénétisme, et responsabilise, sur le modèle suédois, les clients prostitueurs en posant un principe fort : on n’achète pas le corps d’autrui. La prostitution est une survivance archaïque, elle est contraire aux plus élémentaires droits humains et indigne d’une démocratie (3).
(1) Sondage CSA le Parisien, 16 et 17 mars 2010.
(2) Le Parisien, 18 mars, « Les prostituées seraient à l’abri des agressions de la rue ».
(3) Sur ce sujet, on peut consulter le site du Mouvement du nid : www.prostitutionetsociete.fr
(*) Sont cosignataires de ce texte :
- Bernice Dubois, coordination française du Lobby européen des femmes,
- Sylvie Jan, consultante en égalité femmes-hommes et citoyenneté,
- Patric Jean, cinéaste,
- Michèle Loup, présidente de ECVF, Élu(e)s contre les violences faites aux femmes,
- Malka Marcovich, historienne, directrice pour l’Europe de la CATW (Coalition against trafficking in women),
- Michela Marzano, philosophe,
- Jacqueline Pénit-Soria, altermondialiste,
- Emmanuelle Piet, médecin,
- Ernestine Ronai, militante féministe contre les violences,
- Coline Serreau, cinéaste,
- Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du nid,
- Michèle Vianès, présidente de Regards de femmes,
- Henriette Zoughebi, conseillère régionale d’Île-de-France.
http://www.humanite.fr/article2763419,2763419
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