19 Janvier 2010 Par Les invités de Mediapart
Le tremblement de terre que vient de subir Haïti est abominable et l'aide internationale indispensable. Mais à la faveur de cette crise, les pays donateurs pourraient appliquer à l'île une «thérapie de choc» revenant à la mettre sous tutelle et à y instaurer un nouveau colonialisme. «Il faut confier aux Haïtiens eux-mêmes la reconstruction de leur pays», plaident Jean-Louis Bianco, ancien ministre, député et président du conseil général des Alpes-de-Haute-Provence, et Nicolas Cadène, membre du conseil national du Parti socialiste.
Ce que vient de subir Haïti, un des pays les plus pauvres de la planète, est un désastre considérable qui constitue également un choc psychologique d'une extrême violence pour les Haïtiens.
Au-delà d'une gourmandise malsaine de nos médias et d'un concours des images les plus pénibles, il est essentiel d'aller plus en avant sur la situation concrète que vit et va désormais vivre ce peuple antillais, le premier à s'être émancipé des colons blancs le 1er janvier 1804.
La destruction tant matérielle qu'organisationnelle et structurelle de cet État de 10 millions d'habitants amène à cette réflexion sur l'avenir alors que les puissances occidentales organisent l'aide internationale d'une manière qui n'est pas toujours idéalement transparente.
Disons-le clairement : il y a un risque de «privatisation», de dérégulation et de néo-colonialisme accru que pourrait subir Haïti en plus du désastre naturel dont l'île a été victime et, surtout, à cause de ce désastre.
La mise à profit par certains gouvernements et groupes privés occidentaux d'une catastrophe naturelle n'est pas nouvelle. Certains économistes l'ont relevé à plusieurs reprises, la journaliste Naomi Klein l'a théorisé avec son ouvrage La Stratégie du choc.
Après tout choc national, les citoyens deviennent plus enclin à suivre n'importe quel leader qui prétend les protéger. Ces désastres placent les populations dans un tel état d'hébétude qu'ils deviennent des «opportunités» pour quiconque souhaite favoriser des réformes économiques extrêmement rigoureuses qui n'auraient pas été admises en temps normal. Elles sont généralement imposées très rapidement avant que les citoyens ne puissent se ressaisir.
Milton Friedman, souvent considéré comme un partisan de ces «traitements de choc», déclarait lui-même : «Seule une crise réelle ou imaginaire peut engendrer un changement profond» (Capitalisme et liberté, 1971).
Nous savons par exemple que le tsunami de 2004 a permis des expropriations massives de populations vivant sur les côtes d'Asie du Sud-est, des libéralisations et dérégulations commerciales (en échanges d'aides occidentales), des constructions de complexes hôteliers occidentaux, etc. À l'époque nous nous étions émus de la destruction par la nature de leurs villages de pêcheurs, mais nous avons détournés les yeux quand à la place furent construits des hôtels après que les populations aient été déplacées.
Nous savons que l'ouragan Katrina qui frappa la Nouvelle Orléans en 2005 a permis là encore des expropriations massives, des privatisations de services publics et de l'éducation et des reconstructions privées orientées, etc.
Quelques heures après le séisme à Haïti, The Heritage Foundation (un des principaux think-tanks américains, néo-conservateur et influent sur le Congrès actuel) écrivait sur son site Internet :
«Au-delà de l'assistance humanitaire immédiate à apporter, les réponses américaines au terrible séisme de Haïti offrent d'importantes opportunités de reprise en main du long dysfonctionnement gouvernemental et économique haïtien, tout en améliorant l'image américaine dans la région».
De son côté, Nicolas Sarkozy proposait une conférence à Bruxelles sur la reconstruction du pays, sans même en parler en amont avec les responsables politiques haïtiens qui ont survécu au séisme.
Les propos de The Heritage Foundation peuvent sembler modérés mais laissent bien entendre le souhait de réformer l'économie du pays antillais dans le sens des seuls intérêts privés occidentaux.
Rappelons que si les causes de la pauvreté haïtienne sont multiples, les responsabilités occidentales sont loin d'être nulles, notamment sur le surpeuplement de Port-au-Prince, et que la corruption généralisée et les «aides financières» du Nord (sous conditions drastiques) ont réduit à néant toute agriculture vivrière sur l'île.
En octobre dernier, Camille Chalmers, directeur exécutif de la PAPDA (Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif), dénonçait (comme d'autres associations haïtiennes) la politique du gouvernement haïtien consistant à se plier aux injonctions des organisations internationales et à favoriser les entrepreneurs étrangers et les importateurs de produits alimentaires :
«Depuis les années 80 les stratégies néolibérales adoptées par les gouvernements ont détruit l'agriculture du pays. On est aujourd'hui le troisième importateur du riz américain avec plus de 400.000 tonnes métriques par an. Pourtant, chaque année 75.000 personnes laissent les zones rurales — absentes des débats de la classe politique — pour rejoindre la capitale. De la sorte, la dépendance alimentaire du pays ne fait que s'agrandir. Les politiques macro-économiques soutenues par Washington, l'ONU, le FMI et la Banque Mondiale ne se soucient nullement de la nécessité du développement et de la protection du marché national. Les seules préoccupations de ces politiques est de produire pour l'exportation vers le marché mondial».
Aujourd'hui, les paysans manquent de terres cultivables, d'outils, d'encadrement dans la commercialisation des produits. Comme le rappelle le CADTM (Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde), dans la fertile région du Nord-Est, le béton a remplacé les cultures, notamment avec la construction d'une zone franche pour la fabrication de produits textiles destinés au marché des États-Unis. Le paradoxe est que, non loin, existe des terres moins fertiles où ces industries auraient pu s'installer sans porter préjudice aux plaines agricoles fertiles.
Aujourd'hui, d'un point de vue cynique, la situation est donc particulièrement propice pour diriger politiquement et économiquement cette République dans le sens des seuls intérêts américains, français et de quelques grandes entreprises du Nord.
Il est d'ailleurs étonnant de constater, comme le fait Daniel Schneidermann sur le site Arrêt sur images, avec quelle rapidité l'image de Haïti se dégrade dans certains médias. Après la compassion avec les victimes, ce sont les «pillages» ou «vols de marchandises» qui sont souvent mis en avant dans la presse internationale. Cela pourrait être assez utile à ceux qui déclareront plus tard : "ils sont incapables et irresponsables".
Comme le rappelle le journal La Croix, plusieurs responsables associatifs ont été choqués par les déclarations de dirigeants sur la nécessité de mettre «l'île sous tutelle internationale», au nom de la «reconstruction». D'autant qu'il existe des ingénieurs, médecins et universitaires compétents à Haïti, la plupart formés à l'étranger d'ailleurs.
L'ancien président de Caritas France déclarait récemment que «le pays ne [devait] pas être placé sous protectorat».
De son côté, le directeur des opérations de Médecins sans frontières (MSF) affirmait avec raison que «les églises, les associations, les comités de quartier form[aient] le tissu social permanent d'une nation» que «dans la rue, l'efficacité des secours [était] d'abord haïtienne» et enfin que «la France et les États-Unis [devaient] remettre les institutions haïtiennes en route (...) sans parler de mise sous tutelle» ni «porter atteinte à la souveraineté de l'État» car «c'est une source de tensions entre les habitants et la communauté internationale.»
D'autres dispositions que celles actuellement en cours auraient pu être prises.
Il est d'ailleurs étonnant de constater un tel déploiement militaire (déjà dénoncé par certains organisations dominicaines et qui ne se fait pas en simple soutien humanitaire) sur l'île Il n'est pas certain que les services publics haïtiens soient re-créés ou tout simplement créés à cette occasion, au contraire, ils pourraient être tout à fait privatisés. Il faut rapidement s'assurer de la transparence totale des transferts d'argent vers Haïti et les ONG œuvrant sur place.
Surtout, il faut confier aux Haïtiens eux-mêmes la reconstruction de leur pays, en garantissant leur souveraineté, en leur donnant les moyens de créer leurs propres structures sur place et leurs propres emplois (et non en faisant venir uniquement des entreprises extérieures avec des employés étrangers).
Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène
Ce que vient de subir Haïti, un des pays les plus pauvres de la planète, est un désastre considérable qui constitue également un choc psychologique d'une extrême violence pour les Haïtiens.
Au-delà d'une gourmandise malsaine de nos médias et d'un concours des images les plus pénibles, il est essentiel d'aller plus en avant sur la situation concrète que vit et va désormais vivre ce peuple antillais, le premier à s'être émancipé des colons blancs le 1er janvier 1804.
La destruction tant matérielle qu'organisationnelle et structurelle de cet État de 10 millions d'habitants amène à cette réflexion sur l'avenir alors que les puissances occidentales organisent l'aide internationale d'une manière qui n'est pas toujours idéalement transparente.
Disons-le clairement : il y a un risque de «privatisation», de dérégulation et de néo-colonialisme accru que pourrait subir Haïti en plus du désastre naturel dont l'île a été victime et, surtout, à cause de ce désastre.
La mise à profit par certains gouvernements et groupes privés occidentaux d'une catastrophe naturelle n'est pas nouvelle. Certains économistes l'ont relevé à plusieurs reprises, la journaliste Naomi Klein l'a théorisé avec son ouvrage La Stratégie du choc.
Après tout choc national, les citoyens deviennent plus enclin à suivre n'importe quel leader qui prétend les protéger. Ces désastres placent les populations dans un tel état d'hébétude qu'ils deviennent des «opportunités» pour quiconque souhaite favoriser des réformes économiques extrêmement rigoureuses qui n'auraient pas été admises en temps normal. Elles sont généralement imposées très rapidement avant que les citoyens ne puissent se ressaisir.
Milton Friedman, souvent considéré comme un partisan de ces «traitements de choc», déclarait lui-même : «Seule une crise réelle ou imaginaire peut engendrer un changement profond» (Capitalisme et liberté, 1971).
Nous savons par exemple que le tsunami de 2004 a permis des expropriations massives de populations vivant sur les côtes d'Asie du Sud-est, des libéralisations et dérégulations commerciales (en échanges d'aides occidentales), des constructions de complexes hôteliers occidentaux, etc. À l'époque nous nous étions émus de la destruction par la nature de leurs villages de pêcheurs, mais nous avons détournés les yeux quand à la place furent construits des hôtels après que les populations aient été déplacées.
Nous savons que l'ouragan Katrina qui frappa la Nouvelle Orléans en 2005 a permis là encore des expropriations massives, des privatisations de services publics et de l'éducation et des reconstructions privées orientées, etc.
Quelques heures après le séisme à Haïti, The Heritage Foundation (un des principaux think-tanks américains, néo-conservateur et influent sur le Congrès actuel) écrivait sur son site Internet :
«Au-delà de l'assistance humanitaire immédiate à apporter, les réponses américaines au terrible séisme de Haïti offrent d'importantes opportunités de reprise en main du long dysfonctionnement gouvernemental et économique haïtien, tout en améliorant l'image américaine dans la région».
De son côté, Nicolas Sarkozy proposait une conférence à Bruxelles sur la reconstruction du pays, sans même en parler en amont avec les responsables politiques haïtiens qui ont survécu au séisme.
Les propos de The Heritage Foundation peuvent sembler modérés mais laissent bien entendre le souhait de réformer l'économie du pays antillais dans le sens des seuls intérêts privés occidentaux.
Rappelons que si les causes de la pauvreté haïtienne sont multiples, les responsabilités occidentales sont loin d'être nulles, notamment sur le surpeuplement de Port-au-Prince, et que la corruption généralisée et les «aides financières» du Nord (sous conditions drastiques) ont réduit à néant toute agriculture vivrière sur l'île.
En octobre dernier, Camille Chalmers, directeur exécutif de la PAPDA (Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif), dénonçait (comme d'autres associations haïtiennes) la politique du gouvernement haïtien consistant à se plier aux injonctions des organisations internationales et à favoriser les entrepreneurs étrangers et les importateurs de produits alimentaires :
«Depuis les années 80 les stratégies néolibérales adoptées par les gouvernements ont détruit l'agriculture du pays. On est aujourd'hui le troisième importateur du riz américain avec plus de 400.000 tonnes métriques par an. Pourtant, chaque année 75.000 personnes laissent les zones rurales — absentes des débats de la classe politique — pour rejoindre la capitale. De la sorte, la dépendance alimentaire du pays ne fait que s'agrandir. Les politiques macro-économiques soutenues par Washington, l'ONU, le FMI et la Banque Mondiale ne se soucient nullement de la nécessité du développement et de la protection du marché national. Les seules préoccupations de ces politiques est de produire pour l'exportation vers le marché mondial».
Aujourd'hui, les paysans manquent de terres cultivables, d'outils, d'encadrement dans la commercialisation des produits. Comme le rappelle le CADTM (Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde), dans la fertile région du Nord-Est, le béton a remplacé les cultures, notamment avec la construction d'une zone franche pour la fabrication de produits textiles destinés au marché des États-Unis. Le paradoxe est que, non loin, existe des terres moins fertiles où ces industries auraient pu s'installer sans porter préjudice aux plaines agricoles fertiles.
Aujourd'hui, d'un point de vue cynique, la situation est donc particulièrement propice pour diriger politiquement et économiquement cette République dans le sens des seuls intérêts américains, français et de quelques grandes entreprises du Nord.
Il est d'ailleurs étonnant de constater, comme le fait Daniel Schneidermann sur le site Arrêt sur images, avec quelle rapidité l'image de Haïti se dégrade dans certains médias. Après la compassion avec les victimes, ce sont les «pillages» ou «vols de marchandises» qui sont souvent mis en avant dans la presse internationale. Cela pourrait être assez utile à ceux qui déclareront plus tard : "ils sont incapables et irresponsables".
Comme le rappelle le journal La Croix, plusieurs responsables associatifs ont été choqués par les déclarations de dirigeants sur la nécessité de mettre «l'île sous tutelle internationale», au nom de la «reconstruction». D'autant qu'il existe des ingénieurs, médecins et universitaires compétents à Haïti, la plupart formés à l'étranger d'ailleurs.
L'ancien président de Caritas France déclarait récemment que «le pays ne [devait] pas être placé sous protectorat».
De son côté, le directeur des opérations de Médecins sans frontières (MSF) affirmait avec raison que «les églises, les associations, les comités de quartier form[aient] le tissu social permanent d'une nation» que «dans la rue, l'efficacité des secours [était] d'abord haïtienne» et enfin que «la France et les États-Unis [devaient] remettre les institutions haïtiennes en route (...) sans parler de mise sous tutelle» ni «porter atteinte à la souveraineté de l'État» car «c'est une source de tensions entre les habitants et la communauté internationale.»
D'autres dispositions que celles actuellement en cours auraient pu être prises.
Il est d'ailleurs étonnant de constater un tel déploiement militaire (déjà dénoncé par certains organisations dominicaines et qui ne se fait pas en simple soutien humanitaire) sur l'île Il n'est pas certain que les services publics haïtiens soient re-créés ou tout simplement créés à cette occasion, au contraire, ils pourraient être tout à fait privatisés. Il faut rapidement s'assurer de la transparence totale des transferts d'argent vers Haïti et les ONG œuvrant sur place.
Surtout, il faut confier aux Haïtiens eux-mêmes la reconstruction de leur pays, en garantissant leur souveraineté, en leur donnant les moyens de créer leurs propres structures sur place et leurs propres emplois (et non en faisant venir uniquement des entreprises extérieures avec des employés étrangers).
Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène
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