8 mars 2010

Ségolène Royal: la preuve par le Poitou

Un article de Médiapart.fr, par Stéphane Alliès
«Bienvenue dans la première région libérée du sarkozysme». Au premier étage de la Maison de région de Poitou-Charentes, à Poitiers, on pense encore à la défaite présidentielle de 2007. L'exercice de gestion locale, entamé en 2004 avec l'élection de Ségolène Royal à la tête de l'exécutif régional, est aussi une revanche. C'est la fameuse «politique par la preuve» tant et tant vantée à longueur de discours par l'ancienne candidate PS à la présidentielle, comme pour dire: «Regardez, ce dont vous n'avez pas voulu en 2007, vous en voudrez pour 2012».
Dans la dernière ligne droite d'une non-campagne électorale que tout le monde, en Poitou-Charentes, considère comme pliée, le premier des arguments déployés par Royal et les siens repose sur le bilan. Hormis quelques réunions publiques, la présidente sortante ne tient pas à sortir de son rôle de patronne de région. C'est qu'en six ans, elle a bousculé les habitudes dans cette terre picto-charentaise, davantage habituée aux compromis.
«Dans un territoire politique fait de places fortes et de grands notables, elle a été un élément perturbateur remettant en cause une situation qui semblait acquise pour l'éternité», explique Dominique Breuillat, professeur émérite de droit public à Poitiers et commentateur de soirées électorales sur France 3 depuis plus de trente ans. Après la gestion bonhomme de Raffarin, Royal a «remis du clivage et de l'autorité».
Emblème de ce changement de cap, la politique de subventions et d'aides publiques. «Ségolène a d'emblée remis en cause l'automaticité des subventions, raconte l'une de ses vice-présidentes PS, Françoise Mesnard, et a décidé d'en finir avec un grand nombre de structures intermédiaires où transitait l'argent. Avant, le conseil régional était un guichet à subventions pour les élus, sans logique politique propre.» 
Pour le député socialiste des Deux-Sèvres, Jean Grellier, qui a siégé quatre ans au conseil régional, «la ligne conductrice en début de mandat, c'était d'aller directement au devant du citoyen». En pratique, on pourrait résumer cette «gestion directe» par une politique de chèques multiples, à chaque fois signés Ségolène Royal. Pour acheter un récupérateur d'eau de pluie (50 euros) ou de l'électro-ménager “haute qualité environnementale” (40 euros), pour financer son permis de conduire quand on est titulaire d'un CAP. Ou, en ce début du mois de mars, pour les «victimes d'un plan de licenciement économique collectif» (100 euros + 30 euros par enfant de moins de 18 ans à charge)…
Quand on interroge Sophie Bouchet-Petersen, “conseillère spéciale” de Ségolène Royal, sur la portée électoraliste de telles aides, la réponse fuse: «On peut trouver cela démagogique, mais c'est une vision simple: quand les gens ont besoin de thunes, il faut les aider. Et c'est souvent sur des trucs concrets qu'ils trébuchent. Les politiques publiques doivent être capables de partir des besoins des gens. Franchement, on achète pas des voix avec un permis ou un récupérateur d'eau…»
Récente illustration de la «méthode de bon sens» de Ségolène Royal, au lendemain des inondations et de la tempête Xynthia qui ont frappé le Poitou-Charentes: sa proposition, «à la suite des visites qu’elle a effectuées aujourd’hui sur le terrain», d'un «plan de livraison de 600 à 800 mobiles homes». Ce, afin de répondre à «la principale demande des habitants sinistrés, relayée par les maires des communes touchées, de retrouver au plus vite un domicile sec, chauffé et en famille». Au passage, elle «en appelle à la solidarité des autres régions, pour accompagner son effort».
En un communiqué, tout est quasiment résumé: contact avec les «vrais gens» (ou «citoyens experts»), réactivité, solution pratique, recherche d'économies et mise en avant de la présidente. Ce sont les caractéristiques de la politique régionale volontariste de Royal en son Poitou, dont l'environnement est la vitrine, et la tentative de sauvetage de l'entreprise Heuliez le symbole. 
 
Le modèle économique de la «Volkswagen, sans le nazisme»
Le bilan de Ségolène Royal à la tête de la région est marqué par un souci permanent de l'économie qui fait chic, comme autant de marges de manœuvre financières à dégager. Avec un maigre budget de 685 millions d'euros (contre 4,5 milliards en Île-de-France), la priorité fut d'abord de tailler dans les dépenses de fonctionnement jugées inutiles. Des dépenses à fort pouvoir symbolique.
Budget communication réduit de 40%, vente de la maison du Poitou à Paris, mise en place de logiciels libres dans les murs de l'institution régionale, baisse des indemnités d'élus. «“C'est beaucoup trop cher” est la phrase que j'ai le plus entendue en six ans», confie son vice-président au développement économique Jean-François Macaire. Ultime preuve de cette gestion: l'absence de hausse d'impôts depuis 2005 et une dette par habitant restée stable depuis 2006 (165 euros par habitant).
En revanche, comme le relève une enquête de L'Expansion (lire ici), les effectifs ont progressé de 72 % entre 2004 et 2009, et «la présidente a recruté 52 personnes pour la seule mise en œuvre de sa politique», un chiffre pouvant s'expliquer par le recrutement prioritaire de CDD pour un an. Quant aux frais de personnel de la région Poitou-Charentes, ils s'élèvent à 56 euros par habitant en 2009, contre une moyenne de 43 euros dans les autres régions. 
Autre entorse aux économies symboliques tous azimuts, le vote en catimini du doublement de son indemnité de présidente (désormais 5.397,83 euros), glissé en annexe d'une délibération d'«administration générale» du 25 juin 2007 (ici en PDF), juste après l'abandon de son siège de députée (et de son indemnité) à Delphine Batho, au nom du mandat unique.
Mais Jean-François Macaire voit dans la personnalité de Royal une source non négligeable d'économies: «Il n'y a aucune dépense folle de communication. Une présidente qui prend la lumière, ça ne coûte pas d'argent public…» Et de citer le dernier Mondial de l'automobile à Paris en exemple de la «com' façon Ségo»: «On était dans un coin reculé du Parc des expositions, car on s'y était pris à l'arrache, le stand était un peu bricolé, mais il y avait un monde fou, attiré par les caméras la filmant devant notre voiture électrique.»
Ah, la voiture électrique du constructeur basé à Cerisay (Deux-Sèvres)… «Notre Volkswagen, sans le nazisme», s'amuse-t-on au cabinet de Royal. Si tout le monde approuve l'entrée au capital de la région (à hauteur de 5 millions d'euros), ils sont aussi nombreux à railler la mise en scène médiatique entourant ses efforts pour sauver l'entreprise Heuliez du dépôt de bilan et trouver un repreneur. Quitte à faire confiance à d'incertains candidats (le dernier en date est turc), ou à se risquer à l'effet d'annonce vain (quand la mutuelle Macif décide de ne finalement pas entrer au capital).
L'entourage justifie cette stratégie: «La médiatisation de sa personne est utile, car elle met la pression et sur le repreneur et sur l'Etat. On connaissait les fragilités du dossier, ça ne marche pas, on en cherche un autre. Mais au moins on continue, et six cents personnes conservent leur emploi.»
En outre, c'est un modèle d'intervention économique que prétend dessiner Royal. «Du début à la fin de la chaîne, explique un conseiller: on entre dans le capital de l'entreprise, on finance des labos de recherche et on dépose des brevets d'éco-carburants, puis on fait les VRP et on aide à garnir les carnets de commandes. Mais on n'est pas dans l'économie dirigée, plutôt dans le pragmatisme interventionniste.»
Jean-François Macaire résume: «Au final, on est une entreprise. On vend des bagnoles. Par son volontarisme, Ségolène a contraint le gouvernement à se mettre au boulot, et elle interpelle le modèle industriel de la Sarkozie. Ce n'est pas de quelques grands patrons qu'il faut s'occuper, mais des PME!» La stratégie économique du Poitou-Charentes est selon lui un des piliers de la «révolution silencieuse» qu'il est en train de vivre, et qu'il raconte dans un «petit livre rouge» publié à compte d'auteur.
«Ségolène a brisé le plafond de verre qui paralyse d'habitude les élus locaux qui ne conçoivent pas autrement le développement économique que dans l'accompagnement, assure-t-il. Elle, elle adopte une posture entrepreneuriale. Ailleurs, on crée des pôles de compétitivité, on est dans la coordination. Ici, la Maison de région est la tour de contrôle. Elle est dans la réactivité et l'impulsion. Et la région est l'échelon idéal, plutôt qu'une mairie ou un département, car elle peut influer sur l'économie concrète.»
Son ancien vice-président Jean Grellier, aujourd'hui député (tombeur du porte-parole de l'UMP Dominique Paillé) et ancien maire de Cerizay, l'assure: «Depuis 2008, c'est la région et la médiatisation de Ségolène qui ont permis à chaque péripétie qu'Heuliez existe encore. A chaque étape décisive, elle a forcé les décisions.» Même si cela fait deux ans que les repreneurs de tous horizons se succèdent, faisant à chaque fois l'objet d'annonces finalement sans suite.
Du côté des proches de Benoît Hamon, on salue également «la capacité à se battre» de Royal. «Elle montre que le volontarisme politique n'est pas vain et contredit les discours technocratiques selon lesquels on ne peut rien faire face à la crise, estime le premier fédéral PS de Charente, Pouria Amirshahi. Si elle se fait un peu mousser médiatiquement, au moins elle ne laisse pas les sorties d'usine à Besancenot dans les journaux télévisés de 20h.»

Ecologie: «Greenwashing» ou «premier d'Europe»?
Si le Poitou-Charentes n'est pas la Californie qu'on pourrait imaginer à l'écoute des discours de Ségolène Royal, elle peut se targuer en six ans de mandat d'avoir fait de sa région un laboratoire de l'écologie politique. Certaines voix chez les Verts intentent des procès en «greenwashing». En effet, au-delà d'un bilan salué de toutes parts sur les transports en commun (hausse de 60% de la fréquentation dans les TER, remplacement des trois quarts des rames), il est difficile de trouver une mesure qui ne soit pas «copenhaguo-compatible». De nombreux appels à projet et chèques environnementaux ont été imaginés (la liste ici), jusqu'à l'aide à la lutte contre la prolifération des ragondins (7 euros pour acheter une cage)…
Plus important, le désormais fameux lycée Kyoto «100% énergie propre, le premier d'Europe» a ouvert ses portes en septembre 2009. «Il coûte 30% plus cher», souligne l'opposant Alain Garcia, qui semble moins indulgent envers cet investissement qu'avec «les aides aux copains barbus qui font du bio». En parallèle, les autres lycées ont connu une baisse moyenne de 30% des aides depuis deux ans, ceux-ci étant sommés de fonctionner sur leurs fonds de réserve, après la découverte par les services d'une cagnotte «bas de laine» évaluée à 24 millions d'euros.
Si l'équipement écologique est magnifié à longueur de discours par Royal, la réalité est moins verte. En 2009, selon une étude de l'Agence régionale environnement climat (Arec-Ademe), la part des énergies renouvelables était de 9,4%, contre une moyenne nationale de 12,5% (et un objectif fixé par le Grenelle de l'environnement à 23%). Et sur le photovoltaïque et l'éolien, le Poitou-Charentes se situe davantage dans le ventre mou du classement des régions françaises (ainsi que le détaille cette enquête parue dans Les Echos).
Pour autant, la politique d'investissement dans le domaine environnemental a explosé ces deux dernières années. A la grande fierté de Royal, et grâce à l'habileté de son directeur des services Jean-Luc Fulachier, la région a obtenu le financement d'un «plan solaire» via un prêt de 400 millions d'euros de la Banque européenne d'investissement (BEI). Il devrait permettre d'installer 600.000 mètres carrés de panneaux photovoltaïques d'ici à 2012, accordant dès lors au Poitou-Charentes un rang plus conforme avec les annonces de sa présidente. 
Les élus Verts qui sortent d'une co-gestion dont ils ne se plaignent pas franchement et où ils assurent avoir eu «les mains libres dans un rapport de force respectueux», durcissent le ton en fin de campagne électorale. Ils demandent plus de cohérence et d'ambition écologiques. «C'est vrai qu'on est à la recherche de points clivants avec elle sur les questions écolos, reconnaît Serge Morin qui se représente au nom d'Europe-Ecologie. La polémique sur la taxe carbone a par exemple contribué à montrer nos différences, comme son refus de mettre en place la TIPP au niveau régional (taxe sur les produits pétroliers). Désormais, il faut passer à la troisième génération d'agrocarburants, abandonner le colza, s'occuper de l'énergie marine…»
Marie Legrand, vice-présidente Verte à l'environnement, assume le bilan et salue «la capacité à dégager des marges de manœuvres financières grâce aux fonds européens». Mais elle s'interroge sur la méthode. «Pourquoi à tout prix vouloir clamer “Nous, on est les meilleurs”, soupire celle qui a choisi de ne pas se représenter. Mieux vaudrait plancher sur tout ce qui reste à faire. On a fait de très belles expérimentations, mais il faut désormais passer à une généralisation massive, avoir plus d'ambition et faire moins de bricolage. Et surtout arrêter avec ce gonflement d'orgueil permanent, qui handicape nos relations avec les autres institutions.»

Déficit de coopération
Le manque de «jeu collectif», ce serait là la principale lacune de l'exercice Royal. «Les quatre communautés d'agglomération et les deux départements qui sont à gauche ne se sentent pas impliqués», regrette le Vert Serge Morin. Le principe tel qu'il est édicté par un membre du cabinet de Royal laisse entendre un certain rapport de subordination: «On aide les autres collectivités, mais il faut qu'on sache qui est l'émetteur des aides. Ce n'est pas de la com', mais de la clarification institutionnelle.»
L'ancien vice-président PS Jean Grellier résume cette politique: «La région s'appuie sur les collectivités, à condition que celles-ci prennent en compte ses priorités et rendent visible son engagement. Sinon tant pis, t'auras pas de fric…»
«Il n'y a pas de complémentarité locale avec les sénateurs et les députés, pour former un contre-pouvoir au sens noble du terme, estime encore Morin. Elle n'a pas voulu voir la nécessité de développer des coopérations interrégionales, pour porter des projets plus ambitieux.» Une critique que ne nie pas Jean-François Macaire, mais qu'il élargit «à tous les présidents socialistes, qui se sont laissé entraîner dans une concurrence régionale: il est difficile de faire des alliances. Il y avait beaucoup de nouvelles équipes, et chacun a voulu d'abord s'occuper de la maison. L'interrégional, ce sera pour le second mandat.»
Dernier obstacle au grand bond en avant picto-charentais, les relations conflictuelles entre Ségolène Royal et la préfecture, devenu grand Satan aux yeux de l'entourage de la présidente, qui hurle à «l'obstruction systématique d'un préfet de combat nommé pour cela par Sarkozy» (lire cet article de L'Express). Dernières misères en date de la part de Bernard Tomasini, proche de Charles Pasqua: l'opposition aux chèques contraception, ou un recours déposé contre la nomination de l'ancienne journaliste Françoise Degois au poste de «conseillère spéciale en charge de la politique de la civilisation».
Pourtant, une source préfectorale souhaitant conserver l'anonymat nuance le jugement: «La première année n'a pas été évidente, consigne semblait avoir été donnée de ne plus nous parler. Même si elle râlait sur la fin de l'application du contrat de projet négocié par Raffarin, elle a fini par l'appliquer. Puis les services de chaque administration se sont remis à très bien fonctionner ensemble. Même si Royal a tendance à considérer que l'action des élus n'a pas à être contrainte par la loi et les règlements, ce qui complexifie les rapports. Depuis la nomination de Tomasini, plus là pour la surveiller que pour l'empêcher, elle aime bien en faire des tonnes dans une logique de la forteresse assiégée. Le conflit n'éclate vraiment que quand elle pousse le bouchon trop loin.» 
 
Source : Médiapart

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